De la valeur du silence Yehudi Menuhin

Posted on 08/04/10 No Comments

Silence – Que l’on demande précisément à un musicien de parler de quelque chose qui, apparemment, est à l’opposé de tout ce qu’il représente peut sembler absurde ou, à tout le moins, paradoxal. Mais c’est précisément cela que je voudrais expliquer, si vous avez la patience de m’écouter en silence tandis que je vous exposerai ce que, pour moi, musicien, signifie le silence.

Le silence n’est-il pas « l’essence des choses souhaitées, la preuve des choses inexaucées » ? Dans ce monde affreusement congestionné, il s’est transformé en absence, en vide, que nous comblons par nos bavardages futiles plutôt que par cette substance réelle, qui est un état en soi.

Et ces choses « inexaucées » ne sont-elles pas cette petite voix douce que nous ne pouvons plus percevoir dans cet effroyable vacarme avec lequel nous remplissons notre vie ?

Le silence est une tranquillité mais jamais un vide : il est clarté mais jamais absence de couleurs ; il est rythme à l’image d’un battement de cœur sain ; il est le fondement de toute pensée et par là celui sur lequel repose toute créativité de valeur. Du silence naît tout ce qui vit et dure ; celui qui détient en lui le silence peut affronter avec impassibilité le bruit extérieur ; car c’est le silence qui nous relie à l’univers, à l’infini, il est la racine de l’existence et par là l’équilibre de la vie.

Il est à la fois tangible et intangible et c’est dans ce sens que j’ose l’appeler musique – « Musique des sphères » de Milton ; car il y a dans le silence ce flottement inextinguible qui constitue l’essence et la preuve de son existence. Comment et pourquoi l’avons-nous perdu ? Ou bien ne l’avons nous égaré que par distraction et ne pouvons-nous plus maintenant le retrouver, ce qui expliquerait que nous comblions constamment par des ordures le vide qu’il a laissé au lieu de rechercher la tranquillité ?

Ne craignons-nous pas le silence comme s’il représentait une autorité ou un reproche ? N’a-t-il pas été chassé par l’agitation frénétique de nos journées ? L’avons-nous perdu ou nous a-t-il quittés ? Est-ce la mort qui même aujourd’hui fait cesser le bruit ou pour citer encore Milton : « Le calme du soir arrivait et un crépuscule gris habillait toute chose dans son vêtement sobre ; le silence l’accompagnait… », etc. Nous apporte-t-il la peur plutôt que la détente, plutôt que le calme une désagréable appréhension qui s’empare de nous dans une période de crainte et d’inquiétude constante ? Comme nous avons en grande partie perdu la foi en une conception universelle de la vie considérée comme l’union du corps et de l’âme et dans laquelle une idée supérieure se reflète – nous redoutons maintenant cet écho vide qui comble notre vide interne et qui nous trouble de manière aussi inexplicable.

Je n’oublierai jamais le jour où pour la première fois j’ai ressenti ce silence ineffable, cette sérénité, la paix et le silence des « sentiments sur lesquels on médite en toute tranquillité » , sur les rives du lac Tahoe, un gigantesque lac à 1500 mètres d’altitude dans la sierra californienne. La barque me balançait doucement sur les vagues et j’écoutais le doux clapotis de l’eau sur les pierres du rivage et soudain je fus traversé par la pensée que la première pensée objective de l’homme devait et ne pouvait avoir lieu qu’à cette heure du jour.

Mes contemporains me peinent infiniment – car comment parvenir à cette béatitude si la caractéristique essentielle de notre époque est la densité en croissance constante ? Ce n’est pas tant un problème de surpopulation qu’une sorte d’appétit déraisonnable, une soif insensée. Apparemment nous ne pouvons pas voir un espace libre, un bref instant ou un ventre sans le considérer aussitôt comme un objet à combler au plus vite.

La création elle-même présuppose un espace vide. Par « vide »je n’entends pas non-existant, j’emploie ce terme au sens de l’empreinte directe du créateur.

Dans un monde débordant d’opportunisme, d’images concrètes du profit, peut-on lutter pour des vérités limpides, claires et prétendument inutiles du silence et du temps qui s’écoule lentement ?

Ainsi, même nos pensées sont déjà un piège. Nous sommes devenus naïfs au point de croire qu’il n’y a pas mouvement lorsque rien ne bouge et que lorsqu’un corps semble se reposer, c’est qu’il est heureux et serein. Mais nos pensées et la nature même de nos pensées en disent sans doute beaucoup et même plus sur nos insuffisances et nos maux que toutes les manifestations extérieures de notre activité ou de notre violence.

Le silence absolu que je qualifierais de sacré est avant tout le silence du cœur et de l ‘esprit. Ce n’est pas un silence de pierre, ni un silence impitoyable ; c’est un silence empreint de calme, d’amour, de compassion, un silence ouvert, un silence dans lequel nos vibrations les plus intimes, notre voix la plus authentique – pas celle qui nous dissimule aux autres et qui nous dissimule les autres – sont dévoilées à nos amis, à notre famille et au monde entier.

Rien ne protège plus la morale du démagogue que l’aveuglement provoqué par le son de sa propre voix.

Imaginons quel effet annihilant aurait eu le silence, si on avait pu l’imposer aux masses rassemblées dans les stades et contraintes d’écouter le démagogue, pour leur permettre d’entendre les battements angoissés de leur cœur sans pouvoir reprendre souffle dans ces hurlements sauvages.

Le silence a autant de facettes que le bruit. Il peut être le silence de la vie – lorsque dans le silence une fleur s’ouvre – ou le silence de la mort. Il peut être le silence de la peur – comme le son d’un rire d’enfant ou d’une belle musique serait doux aux oreilles d’un prisonnier seul dans une cellule ! Et à l’inverse : comme la mère harassée et constamment exposée aux cris stridents de ses enfants apprécierait le silence.

Pour moi, musicien, ce sont peut-être les passages silencieux dans la musique de Beethoven (appelés à tort « pause » en musique) qui me sont les plus chers, ces silences qui tels les intervalles séparant deux nuages chargés d’orage portent en eux la puissance de l’éclair. Ou peut-être aussi le silence qui suit une interprétation de la Chaconne de Bach dans une grande église – un silence de communion et de respect. Une belle musique appelle le silence et crée de l’espace.

Silence et espace sont les créations préalables à la vie, au mouvement, à la pensée et à l’inspiration. Périodiquement, constamment nous devons revenir aux sources : écouter et non parler, attendre et non faire, renoncer et non affirmer, réfléchir et non conclure ; revenir aux sources éternelles de la vie, de la musique, de l’art. Nous devons pouvoir les retrouver dans les buissons sacrés comme dans la Grèce antique, dans des reliquaires, des temples et des églises, dans des jardins, dans des parcs de Londres – et j’aimerais que nous puissions aussi les trouver dans la rue et en nous-mêmes.

Nous avons créé un monde citadin et rabaissé la campagne au même niveau. Cela signifie un besoin plus fort que jamais de s’évader de ce bruit et de cette densité qui sont devenus intolérables. Les choses que l’homme a conçues, les immeubles et les rues, ne dégagent aucun sens d’une harmonie avec la nature ou avec nos sources d’inspiration, ni avec Dieu ni avec nous-même. Nous avons tout sacrifié à cette bien triste situation dans laquelle le terme de silence n’est plus employé que dans son acception négative : pour ce qu’on ne peut pas dire. C’est là le sens profond de ce que voulait dire Shakespeare en écrivant : Le repos, c’est le Silence.

Discours prononcé dans la Saint James Church de Londres en 1977.

Post a Comment

Your email is never published or shared. Required fields are marked *