Le Feldenkrais – Le corps a ses raisons

Posted on 08/05/10 No Comments

Le corps a ses raisons

Entretien avec Yvan Joly

Yvan Joly est psychologue formé à la recherche en sciences cognitives et praticien formateur de la méthode Feldenkrais (éducation somatique).

Au cours des 30 dernières années, il a enseigné le Feldenkrais dans une quinzaine de pays. Au Québec, il est aussi chargé de cours en éducation somatique au Département de danse de l’UQAM, de même que président du Regroupement pour l’éducation somatique.

Réseau PROTEUS – À quoi sert la méthode Feldenkrais?

Yvan Joly – Je vais vous répondre par une autre question : à quoi sert d’apprendre la conscience du corps et du mouvement? Par exemple, lorsque vous lisez ceci, à quoi pourrait vous servir de mieux sentir votre posture? Quel usage pourriez-vous faire d’une meilleure conscience de votre respiration, d’une connaissance plus fine de votre tonus musculaire ou d’une diminution des efforts de vos yeux, de vos mains, de votre attention? Grâce au Feldenkrais, vous pourriez certainement améliorer l’efficacité et le confort de vos mouvements, éviter certaines douleurs, réduire votre fatigue. Bref, vous sauriez mieux ce que vous faites et feriez mieux ce que vous voulez.

Réseau PROTEUS – Vous insistez sur le fait que la méthode Feldenkrais n’est pas une thérapie, mais de « l’éducation somatique ». Mais pourquoi, à moins d’être artiste ou athlète, voudrait-on faire de l’éducation somatique si ce n’est pas pour se guérir ou se soulager de malaises?

Yvan Joly – Comparativement à d’autres approches, l’éducation somatique n’a aucune prétention de soigner ou de guérir et certainement pas de diagnostiquer. Pourtant, beaucoup de gens choisissent le Feldenkrais d’abord parce qu’ils sont affectés d’une douleur ou d’un inconfort et ils viennent apprendre à tirer meilleur profit de leur potentiel. D’autres y arrivent afin d’améliorer leur art ou leur sport, ou encore leur qualité de vie.

En éducation somatique, nous faisons un travail d’« apprentissage de la conscience du corps en mouvement dans l’espace ». Si la personne s’améliore, y compris sur le plan de sa santé, c’est qu’elle a appris à se mouvoir différemment, qu’elle a découvert un meilleur usage de soi, et obtient des résultats différents. Il y a là évidemment un immense potentiel pour intervenir dans divers états de santé, mais en éducation somatique et en Feldenkrais, nous n’avons pas un modèle qui traite des maladies, mais bien un modèle qui invite la personne à savoir ce qu’elle fait et à choisir d’agir autrement en apprenant à se mouvoir différemment. S’il y a guérison, c’est en vertu des retombées de l’apprentissage et de la prise de conscience.

Réseau PROTEUS – Il existe très peu de recherches scientifiques avec groupe contrôle sur les effets de la méthode Feldenkrais pour de la réadaptation fonctionnelle, des problèmes musculosquelettiques ou des maladies à composante somatique. Ces recherches ne font pas état de résultats marqués. Il s’en dégage l’impression que le Feldenkrais et les autres disciplines de l’éducation somatique apportent peu de bénéfices concrets quand il y a de vrais problèmes.

Yvan Joly – Sur le site de l’International Feldenkrais Federation2, on recense des dizaines de recherches dans quatre langues. Malheureusement, le recenseur s’est arrêté en 2002. Depuis, il ne se passe pas un mois sans que je reçoive une demande de consultation pour des projets de recherche, de thèse et de séminaire sur le Feldenkrais en particulier, puisque c’est ma spécialité, mais aussi en éducation somatique. Il y a, par exemple, plusieurs thèses en cours au DESS (Diplôme d’études supérieures en éducation somatique) et au Département de danse de l’Université du Québec à Montréal.

Évidemment, toutes ces recherches ne sont pas des études avec groupe contrôle, appliquées à une pathologie particulière. Nous avons d’ailleurs jusqu’ici minimisé l’investissement dans des recherches qui visent à mesurer les effets sur des pathologies puisque ce modèle ne correspond ni à notre façon de penser, ni à notre façon d’agir. Encore une fois, nous ne traitons pas une maladie, une dysfonction, mais nous accompagnons une personne dans l’apprentissage, et les résultats dépendent non pas de la maladie, mais de la compétence des intervenants, de la relation avec l’éducateur somatique, et de l’apprenant lui-même, de sa motivation, de son intelligence somatique, etc. Quand nous avons affaire à des schémas et des méthodologies de recherche qui peuvent composer avec cette complexité, nous sommes très heureux d’y participer. Sinon, il y a un grave risque de réductionnisme, et les résultats ne sont en général, j’en conviens, que peu significatifs et méthodologiquement discutables. C’est ce qui arrive quand on applique à notre discipline une grille qui ne la contient pas et qui ne lui convient pas.

Notre travail éducatif est certes évaluable, mais dans l’expérience de la personne, donc dans la subjectivité de nos élèves. Je vous rappelle que la douleur elle-même est une expérience subjective. On a d’ailleurs trouvé des façons de la mesurer subjectivement. Donc, subjectivement, certains sont contents et se disent même « guéris » en faisant du Feldenkrais, d’autres quittent les cours déçus. Les cas de réussite ou d’échec ne sont pas attribuables aux « maladies » elles-mêmes, mais au processus en cours chez chaque personne. D’ailleurs, certaines personnes continuent pendant des dizaines d’années à « faire du Feldenkrais », et ce, pour des raisons variables qui dépassent leur premier attrait pour la guérison. C’est tout cela qu’il faudrait évaluer, et des recherches en ce sens sont en cours. L’éducation somatique est une jeune discipline et il fallait d’abord se définir et approfondir nos compétences avant de passer à l’analyse. Nous y venons. Quant à moi, la meilleure preuve qu’on peut fournir de la valeur de ce travail, c’est de s’y exposer. Quand une personne qui suit nos cours ne « sent rien » et qu’elle n’y vit pas une expérience stimulante, il serait bien malvenu d’essayer de lui prouver le contraire de son expérience par des expérimentations avec groupe contrôle et en « double aveugle ». Ce serait là justement l’aveugler doublement!

Réseau PROTEUS – Comment voyez-vous l’avenir du Feldenkrais?

Yvan Joly – Je persiste à croire que les méthodes qui aident les gens à se sentir et se ressentir vivants en tant que personne biologiquement incarnée peuvent avoir un avenir. Je crois aussi que l’humanisme a un avenir, même en l’absence de mesures soi-disant objectives de sa validité.

Que ce soit dans le domaine de la santé, dans les sports, les arts, en éducation et même dans les entreprises, nous avons besoin de remettre en évidence la capacité des individus de se rapprocher de leur expérience, de se ressentir et de s’autoréguler sur la base de leur propre expérience, et non pas selon les avis et les critères édictés par les experts et les autorités « compétentes ».

En ce sens, l’éducation somatique est à sa manière une contribution à la responsabilisation et à l’individuation. Combien de temps le système – de santé en particulier – pourra-t-il tenir le coup (et le coût) à se limiter au traitement et au remplacement des pièces défectueuses, à la médication? Toutes les définitions récentes de la santé insistent sur la qualité de vie, qui n’est pas que l’absence de maladie. La prévention est pourtant encore définie largement par le dépistage des maladies.

Une prévention authentique et même une réadaptation vont, à mon sens, dans le sens d’une responsabilisation des individus, des familles, des communautés sur la base même de la capacité de sentir et de ressentir ce qui nous arrive et sur l’évaluation personnelle, puis partagée, de l’impact de nos façons d’agir sur notre propre qualité d’être et sur la qualité de vie dans notre environnement. En cela, l’éducation somatique est écologique aussi.

Apprendre à modifier son comportement, sur la base de notre propre « vécu » éduqué m’apparaît être un ingrédient essentiel de l’avenir que je voudrais nous souhaiter. Reste à savoir quel avenir la planète nous réserve face à la façon que nous avons de « nous » (elle et nous) traiter. Croyez-vous que c’est un autre sujet? Moi, je crois que c’est le même, celui de la prise de conscience, de savoir ce que nous faisons!

Christian Lamontagne – Réseau Proteus

1. Yvan Joly, praticien formateur de la méthode Feldenkrais d’éducation somatique : www.yvanjoly.com
2. International Feldenkrais Federation : www.feldenkrais-method.org

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